Le deuxième volet de la trilogie Cinquante Nuances de Grey est au cinéma, associé à la Saint-Valentin comme il y a deux ans. Si l’on veut évoquer la littérature érotique, on ne peut passer à côté de ce monstre de l’édition, ce bestseller commencé comme une fanfiction de Twilight, bluette pour ados mettant déjà en scène une jeune fille et un garçon-vampire forcément différent, maudit, qu’elle seule pourra comprendre et aimer. Le fantasme de Fifty Shades est le même. Si dans le premier opus, il s’agissait d’introduire un univers, celui du BDSM, avec ses codes et son décorum présentés finalement d’une façon plus théâtrale que subversive, il ne devient plus qu’accessoires de luxe (lingerie haute couture, liens en cuir, barres en or et velours rouge) dans la suite. Le contrat dominant-soumise rompu, Anastasia peut s’émanciper. Ou pas.
Comme le dit l’auteur elle-même1, ce n’est pas un roman pornographique, c’est une histoire d’amour. Effectivement, au début du film, Christian reconquiert Anastasia et ensuite ils sont heu-reux. Et qu’y a-t-il de plus difficile que de décrire une histoire de couple qui va bien ? Le bonheur amoureux n’est-il pas indicible par essence ? Donc pour qu’il se passe tout de même quelque chose, il faut que Christian ait une faille, une fêlure issue de son passé comme chez un personnage de Zola, que des jaloux s’en mêlent. Le pouvoir et la réussite de Christian, la beauté, la santé et la jeunesse d’Anastasia sont enviés par le patron crapuleux, par l’ex psychotique et par l’initiatrice abuseuse, une Kim Basinger forcément trop liftée. Tant pis pour eux.
Christian est possessif avec Anastasia quand il ne la laisse pas accomplir une mission pour son travail ? Qu’importe, elle cède, il rachète la maison d’édition et fait virer son rival potentiel. Une fois celui-ci éliminé, elle peut même prendre sa place et se réaliser. Facile.
Certes, Fifty Shades of Grey est un fantasme, celui de l’auteur1 et sans doute celui qui conditionne ceux de nombreuses femmes : être l’élue, l’unique dans les yeux d’un homme fort et puissant, devant lequel elle se soumet, attachée ou pas. Cet homme dont Anastasia dévore la musculature du regard est « celui qui est détenteur du pouvoir de tuer 2» si on se réfère à l’œuvre-culte qu’est Belle du Seigneur. Sous couvert de grand roman d’amour, Albert Cohen déconstruit avec férocité la supercherie des rapports de séduction et dénonce l’« universelle adoration de la force ». Que serait Christian Grey sans ses pecs et son fric ? Juste un homme anxieux qui a des problèmes avec le fait que sa femme travaille et entretienne des rapports professionnels et des amitiés en dehors de lui-même. Pas très folichon comme perspective érotique. Le désir, l’amour et l’adoration d’Anastasia sont éveillés et entretenus essentiellement par la dimension d’Übermensch de Christian Grey.
Fifty Shades darker n’est évidemment pas féministe et n’est pas érotique, dans la mesure où il n’a pas d’effet performatif immédiat sur la libido du spectateur. Pour les spécialistes de genre, le thème du BDSM est à peine effleuré3. Cependant, les nombreux produits dérivés sont la preuve et la caution d’un glissement vers sa normalisation, en tout cas de sa version soft.
Dans le livre de E. L. James, des pratiques sexuelles jugées anormales et sulfureuses par les dispositifs normatifs actuels se trouvent en effet décrites et explicitées dans un format grand public, et acquièrent de ce fait une certaine normalité. (…) A la curiosité envers des pratiques en général dissimulées et confidentielles, s’ajoute pour les lecteurs l’intérêt pour cette normalisation, qui peut autoriser leur propre pratique d’une sexualité «épicée». 4
L’intérêt d’aller le voir au cinéma ? La BO peut-être, même si les producteurs n’ont jamais pris la peine de faire entendre la playlist de l’auteur qui comportait entre autres Spem in Alium, chant sacré pour quarante voix de Thomas Thallis, compositeur et organiste anglais de la Renaissance, propre à susciter du moins quelques frissons auditifs, le choix de Zayn, Taylor Swift&Co étant encore un indice quant au public cible. Sinon, l’intérêt est surtout celui de passer un moment de complicité entendue entre filles, à la fois conscientes de l’aberration narrative et sociologique et rêveuses devant le mythe d’un amour qui conjugue désir, sexe et sentiments comme noyau dur, avec en prime des liens familiaux idylliques et une vie remplie de voyages, de fêtes et de livres. Pas dupes. Mais tout de même. C’est le plaisir régressif de la fiction facile.
Est-ce que c’est typiquement féminin ? En tout cas, mon homme était soulagé d’échapper à la corvée de séance de Mommy Porn à 95% d’occupation féminine. Il veut m’initier à Star Wars.
- http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20121018.OBS6262/e-l-james-les-journalistes-ne-pensent-qu-au-sexe.html
- Albert Cohen, Belle du seigneur, Folio, 2007, p. 400.
- http://bibliobs.nouvelobs.com/la-sieste-crapuleuse-de-bibliobs/20121031.OBS7582/marc-dorcel-50-nuances-de-grey-pas-assez-pervers.html
- Marie-Anne Paveau, Le Discours pornographique, La Musardine, 2014