Rien ne serait arrivé si…

Rien ne serait arrivé si je n’avais pas changé de coiffeur. 

Avec le temps, un salon devient une fidélité : après la première coupe au carré et le passage obligé de la permanente ratée, je m’étais attachée à la coiffeuse de ma mère qui m’avait éclairci quelques mèches, puis à celle de Georges, mon ex. Elle platinait mes racines ; il contrôlait mon poids, mes longueurs, mes fréquentations. Il n’avait confiance qu’en Katia qui lui égalisait sa coupe en brosse ; elle était fiancée, pas dangereuse. Pas comme Giuseppe, qui séduisait toutes ces dames en brushing classique, ni même Cristobal chez Dessange, auquel les modeuses confiaient trop rapidement leurs peines de cœur et leur tête asymétrique. On n’était jamais trop prudent. Un homme reste un homme. 

Quant à moi, je dansais, je courais, je survivais. 

Un jour, la directrice nous a annoncé que sa compagnie avait été mandatée pour agrémenter un dîner caritatif. Les danseuses défileraient ; la promotion d’une boutique et d’un institut de soins serait assurée, nos coiffures monumentales les stars de la soirée. Les assureurs, les banquiers, les entrepreneurs et quelques dames patronnesses applaudiraient. 

Nous avons répété quatre tableaux : deux danseurs de claquettes soulevaient Ivana et Ariana sur le thème de l’air. Un numéro de groupe afro hip hop avec flammes et têtes de lion prenait le relais d’un ballet classique ondoyant sur pointes et un défilé en talons, martelant l’appartenance à la terre, clôturait l’ensemble

Parfois Mme Laureline Sapin attendait à la réception avec des embrassades. Une maladie orpheline dégénérait son fils et elle remuait les éléments pour le sauver. Des médecins, des scientifiques, des mécènes, l’état, tout devait se concentrer autour de sa mission. Cela ne l’empêchait pas d’être parfaitement apprêtée et lissée. Elle faisait le bien en tweed. 

Le spectacle approchait. Les répétitions s’enchainaient sans horaire de fin. Je n’osais pas dire à Georges que le privilège du pas de deux avec Dorian m’avait échu. Après quelques tournoiements de valse, il me soulevait de sorte que ma jupe plissée déploie en spirale son voile aérien. J’étais nerveuse dès qu’il me touchait. Notre chorégraphe Blanka le remarquait, me réprimandait. J’étais doublement coincée. Ma peur de rentrer en retard inhibait mes rapprochements avec mon partenaire. Georges voulait bien que je danse – cette activité si féminine -, pas que je m’éternise au studio.

Le jour de l’événement, Valentina, Céline et moi, convoquées au Hair Spa, plaisantions devant un café et un verre d’eau. Toujours prêtes à dégainer notre smartphone, nous immortalisions chaque étape de la transformation. Les autres filles auraient droit à un chignon sophistiqué. Nous aurions l’exclusivité de la pose d’extensions pour l’effet dramatique et marketing. Assouvir le rêve d’une chevelure royale rapportait. 

Le salon bruissait de la foule d’apprenties commises au balayage, au rangement, au mélange des teintures. Imelda régnait sur son monde, donnait des ordres, consultait ses fiches. Derrière moi, elle expliquait la procédure, encadrant le reflet de mon visage dans ses mains rapides, m’a montré mes futurs postiches de cinquante centimètres, a évoqué la patine qu’elle appliquerait pour faire le raccord entre la racine et les pointes. Je n’avais rien à répondre. Elle n’était pas un ersatz de psy, mais une artiste. Je serais le faire-valoir de son œuvre. 

Elle a commencé, a appliqué la kératine, la mèche, l’a enroulée dans une feuille d’aluminium, a recommencé. Toute ma tête se médusait. Hérissés de toutes parts, mes cheveux s’étaient chargés d’une force samsonienne. Quand Imelda a eu fini les ajouts, elle a ajusté la couleur, réchauffant mon blond froid de nuances auburn et vénitiennes. Une savante tresse serpentait autour de mon visage et je sentais des brosses et des peignes tirer, lisser, enrouler et des volutes se fixer dans mon crâne. L’épreuve a duré jusqu’à ce qu’Imelda appelle la petite Janice pour qu’elle apporte le miroir. Dans le reflet du reflet, je n’avais le droit que d’admirer l’exécution magistrale de ces ornements capillaires. 

Plâtrée de fond de teint et de brillant à lèvres, les yeux de Cléopâtre aux cils artificiels en alerte, vêtue d’un justaucorps strassé et de la jupe transparente, ma silhouette s’étendait, longiligne et baroque. Les projecteurs accompagnaient ma déambulation sur le catwalk. Dorian venait à ma rencontre, je virevoltais dans ses bras. L’énergie et la beauté des corps absorbés dans leur danse, l’empressement du public à applaudir les éphémères poudroiements or et moiré comme pour conjurer le blanc et le métal de la maladie, me galvanisaient. La scène, les filles, les garçons, le public, s’offraient à moi. J’ai achevé ma parade nuptiale avec la vie avant de me retrouver backstage au milieu du champagne, des plumes, des rires et des félicitations.

Cette nuit-là, je ne suis pas rentrée. Les cheveux détachés, flottants et rebelles, j’ai entamé l’extension de ma liberté. 

©proposition d’écriture «Savoir commencer – Rien ne serait arrivé si je n’avais pas changé de coiffeur »: Masterclass Eric-Emmanuel Schmitt – The Artist Academy

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s