
Au retour de la mine, Joyeux m’a apostrophé de son air euphorique sous xanax: « Belle journée, hein ? » Sans attendre ma réponse, il a continué sur l’allée en sifflotant, son piolet sur l’épaule. Cet air me sort par les oreilles. A-t-on rien inventé de plus débile que hi-ho-hi-ho-on-rentre-du-boulot ? Moi, je suis vanné. Vivement la grève. Ou la couette. Je rêvais de mon lit et du moment où je me retournerais dans ma propre odeur quand je me suis encore fait bousculer : « Hé Dormeur, avance ! ». Cette fois, c’est Atchoum. Je vais me bouger un peu. Pas qu’il me refile ses germes, cet abruti. Prof, ce pédant, nous a dit à tous de bien nous tenir et de ne pas gâcher le travail. Provoquer un éboulement avec nos âneries, ce serait ballot. Travail, travail, travail, rien que le travail. C’est tout ce qu’il a à dire. « Le travail, c’est la santé. Au travail, le travail pense pour nous. La vie fleurit par le travail ». Et puis, quoi encore ? Peut-être que le travail pense, mais la paresse songe. Ce n’est pas de moi, mais ça me va. La nuit, je rêve qu’un diamant apparaît, comme par magie. Sans effort, il est là, il brille et illumine nos vies de sa simple présence. Et avec les gars, nous le préservons, nous en prenons soin. Nous savons que sinon il disparaitra comme il est arrivé. Ou qu’on nous le jalousera, qu’on nous le volera. Le monde, au-delà des sept montagnes, est bien hostile pour sept nains comme nous.
J’en étais encore à ma rêverie quand Timide, contrairement à son habitude, s’est mis à gesticuler et à crier : « Regardez, de la fumée ! ». Simplet faisait oh…ah…uh… et Grincheux ronchonnait herrgottsackdududelsack. Leur normalité. Notre maison au toit de chaume, elle, ne l’était pas, normale : elle était propre. Le jardin avait été tondu, l’entrée lavée à grande eau, les meubles disposés, le désordre organisé, la poussière époussetée. Des fleurs fraîchement coupées ornaient un vase dont j’ignorais l’existence et un fumet de ragoût s’échappait de la cuisine. Personne ne sait à quel saint se vouer ni, devant ce bouleversement de nos existences, dans quel état j’erre. « Quelle étagère ? » Encore Atchoum qui éructe et ne trouve pas ses mouchoirs. C’est bien joli, mais je veux mon lit. Je me traine péniblement à l’étage et quelle n’est pas ma surprise de découvrir, étendue en travers de trois lits, sous trois duvets, entre trois coussins, cette jeune pimbêche aux cheveux noirs. Que fait-elle là ? Allez, du balai.
La jeune fille s’est réveillée, le rose aux joues, et nous a expliqué qu’elle avait dû fuir sa méchante belle-mère. Elle en était toute tourneboulée, la pauvre. Grincheux voulait l’attacher, Joyeux la chatouiller, Timide la regarder, mais elle nous a suppliés de la garder. En plus, elle ferait le ménage et la cuisine, quelle aubaine ! Prof, magnanime, lui a dit : « Tu peux rester ! » et ils ont tous recommencé à chanter. Mais qu’ils se taisent ! Je veux la paix ! Je veux dormir ! Laissez-moi !
Après ma sieste, je suis redescendu et je les vois entonnant en chœur Un jour, mon prince viendra autour de la marmite fumante. Joyeux m’apostrophe : « Aah Dormeur, te voilà ! Viens goûter ce goulasch, tu m’en diras des nouvelles ! »
Elle s’appelait Blanche-Neige. Elle irradiait et répondait à tous en même temps tout en distribuant des bolées, caressant le chat teigneux et pépiant avec les oiseaux tout à leur mélodie vespérale. Je les ai abandonnés à leur joyeux vacarme et ai mangé ma viande et mes patates avec appétit. Oignons, paprika, il y avait de quoi revigorer un mort. Quand ils se sont mis traverser la pièce en rythme à la queue-leu-leu, je suis remonté me coucher. Le piétinement de leurs basses filtrait encore à travers les murs que je dormais déjà.
Le lendemain, nous sommes partis travailler à l’aube. L’écureuil s’étirait, l’alouette chantait. Le soir, nous sommes revenus en sifflant hi-ho ; on ne rompt que difficilement la routine. La marmotte se couchait, le hibou hululait. Nous nous demandions quel menu nous attendait. Une choucroute ? Un pot-au-feu ? Une fougasse ?
Nous avons franchi la porte, confiants. Mais, là, horreur : Blanche-Neige, étendue dans l’entrée ! Sa pâleur est transparence, son âme évaporée dans une nuée fantomatique. A côté d’elle, une pomme rouge, mordue. La pomme a aspiré le rubis de ses lèvres. Empoisonnée ! Elle a été empoisonnée !
Nous la secouons, elle recrache le morceau mais ne se réveille pas. Son coma a mis notre monde en sourdine. Nos longues barbes absorbent nos larmes. Nous faisons ce que nous savons faire : travailler. Nous rassemblons du bois, du verre, des pierres précieuses et lui confectionnons un cercueil de verre rehaussé d’or et de guipures gravées. Tous les jours, avec les faons et les lapins, nous nous recueillons devant la dormeuse. Moi aussi. Le soleil se reflète dans la clairière et enlumine sa pâle beauté. Quel idéal ! Quel silence ! Je m’endors, rêvant que je rêve à une résurrection.
©proposition d’écriture « changer le point de vue d’un texte connu »: Masterclass Eric-Emmanuel Schmitt – The Artist Academy