L’escarpin

Dans le sous-sol défraîchi de l’immeuble huppé, Benoît avait commencé la manœuvre. L’Audi Q7 SQ7 TDI Quattro se mit en branle. 

– Arrêtez de courir, les enfants, Papa recule !, cria Simona. Kilian et Maywenn jouaient au loup au fond du garage. Revenant en trombe, ils se poussaient parmi les bagages. La petite fille s’encoubla sur un beauty-case et se mit à hurler :

– Ouiiiiiin, Kilian, il m’a poussée !

– Allons, allons, il ne s’est rien passé, viens ma chérie, tenta de l’apaiser sa grand-mère Emeline.

– Tu peux pas faire attention ! Je vous ai dit de pas faire de bêtise !, intervint la mère

– En voiture, Simone ! retentit la voix forte de Benoît. C’était un inside joke entre époux.

Simona n’avait pas envie de rire. Il fallait que ce voyage soit parfait, elle en avait besoin. Elle se trouvait à l’âge le plus ingrat : prise en étau entre les générations. L’indiscipline joyeuse de Kilian et Maiwenn était dans l’ordre des choses, celle de sa propre mère une autre. Elle n’en pouvait plus de ses histoires. Ce devait être le démon de minuit. D’abord cette histoire avec le prêtre qui avait officié à l’enterrement de papa, puis avec le gynécologue qui l’avait vue naître. Où s’arrêterait-elle ? Simona espérait que l’air marin, les petits-enfants, la famille, la ramèneraient à la raison et à elle-même : une jolie femme, fantasque et pleine d’énergie, pour qui la bonne entente familiale passait avant tout. Ou peut-être s’était-elle toujours fait passer avant ? Simona ne savait plus. En tout cas, sa mère restait élégante avec son pantalon de lin oversize et son foulard noué à la Audrey Hepburn.

Les valises, les sacs de plage et les parasols entassés, les vacances étaient droit devant. Il suffisait de conduire. 

Après avoir regardé la ville et le pays s’éloigner, le relief changer, les passagers alternaient entre consoles, portables, soif, faim et sommeil. Simona distribuait bouteilles d’eau, sandwichs, petits gâteaux. Elle nourrissait la famille, échangeant quelques mots avec sa mère mais sans insister. La paix garantissait un trajet plus sûr. Elle veillait sur le GPS, sur l’humeur de Benoît dont elle prenait parfois une main qu’elle relâchait aussitôt. Qu’il tienne le volant. Benoît reposait parfois la sienne sur la cuisse de sa femme. Qu’elle était douce quand même. Et généreuse, et gentille. Il ne savait pas ce qui l’avait pris l’autre soir. Les kilomètres s’enchainaient, la musique électronique ou les fugues de Bach avaient le même effet de transe sur le défilement du paysage et le flux continu de son état intérieur. Pourquoi avait-il suivi ses collègues après cet apéro de boîte ? Ils avaient dit allez, juste un verre. Tu verras, c’est sympa. Et il s’était retrouvé dans un hangar de zone industrielle pompeusement appelé Club Aphrodite. Au bar, on s’était occupé d’eux. De les faire boire, de les faire payer. Il y avait cette blonde et cette grande brune. Puis Henri avait insisté pour aller au backroom, soirée spéciale Eyes Wide Shut. Ils étaient entrés à trois avec leur masque de location, un loup en faux velours, qui jurait avec leurs costumes de golden boys de fin de journée. D’autres hommes attendaient, des femmes en talons aiguille chaloupaient à travers la salle plongée dans le noir, à peine éclairée de fausses bougies en leds. Elles étaient outrageusement costumées, grimées, masquées, les femmes. C’était un cortège de corsets, paillettes et plumes se refermant sur quiconque pénétrait cet antre pastichant la luxure. Benoît rigolait encore de ce rire que partagent les hommes autour d’une bière qu’une créature féline le frôle de sa crinière fauve et qu’une sirène à sequins turquoise le toise de ses yeux verts brillant à travers leurs larmes – factices. Ses deux comparses, engloutis par des étreintes de tissu, avaient disparu. Il était arrivé au fond de la salle, interdit devant la silhouette démesurée et démoniaque dressée devant lui. Une longue robe rouge se fendait sur une jambe prisonnière de sa résille et allongée d’un escarpin verni. Dans un état second, il s’était senti appelé. Elle lui avait fait signe de son doigt crochu et s’était installée sur un trône d’or singeant l’opulence romaine. Il n’avait osé protester. Il s’était incliné. Il s’était prosterné. Il avait pris le pied qui s’offrait à lui, serré le mollet, était remonté le long de la cuisse. La longue chevelure rousse avait fait non. C’était plus cher. Il était redescendu raz-terre. Était-ce Cendrillon dans ce costume de diable ? Le décolleté de la chaussure, la forme du talon, tout lui faisait perdre pied. Ou le prendre ? Il saisit encore une fois celui de la dame, le plaqua contre son visage et dans l’ivresse du mouvement prit le stiletto dans sa bouche. Les préoccupations de sa vie s’évanouirent. Il avait retrouvé le calme de l’enfant mordillant sa lolette. 

Il ne savait pas comment il avait retrouvé le chemin de sa voiture et de chez lui. Simona dormait déjà. Elle n’avait pas posé de questions. Ils se faisaient confiance. 

L’info-trafic interrompit le Clavier bien tempéré et sortit Benoît de sa rêverie. Des bouchons étaient annoncés, il faudrait faire une pause avant d’en être prisonniers. 

Sur l’aire Leclerc, le parking était bondé. Le monde était en route vers le sud avec vacarme et bagages. Ne pas trainer dans cet enfer, se dit-il. Dans sa précipitation, il laissa tomber la clé qui semblait avoir choisi ce moment pour l’irriter : elle s’était faufilée sous le siège en cuir et il dut user de toute sa dextérité pour l’attraper. Quelle ne fut pas sa surprise quand il sentit l’anneau du porte-clés enrôlé autour d’une une pointe dure comme un crayon. Sa main tâtonnait pour en saisir les contours. La surface lisse présentait de petits accrocs sous ses ongles. Plié en quatre, il fut pris d’un terrible doute, immédiatement dissous dans la lumière de midi. Un reflet du vernis rouge l’aveugla en même temps que la vérité : c’était une chaussure. La chaussure. Sa présence était aussi insolite dans la voiture qu’elle l’avait été dans sa bouche. Un mystère qu’il n’avait pas envie de s’expliquer, et encore moins d’expliquer devant sa belle-mère. 

Simona sortit rapidement pour détacher les enfants, Emeline prenait son temps. Elle ne semblait pas vouloir se déplier, se plaignit de courbatures. « Allez-y sans moi. Les chouchous, ramenez-moi des fraises tagada, j’adore ça ! ». « Allez-y, j’arrive ! », lança Benoît. Simona disparut sur le chemin des toilettes avec Kilian et Maywenn qui s’empressèrent de se chamailler pour une glace et des vignettes rigolotes. 

Benoît comprit qu’Emeline ne délogerait pas de l’habitacle. Sous prétexte de récupérer sa clé sous le siège, il s’empara de son sac à dos dans le coffre, en sortit un instrument imaginaire et balança la chaussure et la clé sous son maillot de bain. Emeline avait pris ses aises sur la banquette arrière et avait fermé les yeux sous ses lunettes noires. « Tu es sûre que tu ne veux pas sortir ? », lui demanda-t-il par acquit de conscience. Elle fit signe que non avec un léger sourire.

Benoît prit son paquetage, referma la portière et avisa la poubelle la plus proche. Elle débordait d’emballages volumineux, de restes de fastfood et de plastique non trié. Il se rendit à la prochaine, c’était pire. Il n’avait pas le choix. Il saisit la chaussure au fond du sac par le talon et la jeta dans le container en appuyant. « Oh m****, la clé ! » Il était à moitié plongé dans les ordures qu’il entendit un « Mais tu fais quoi, papa ? ». Honteux, il se redressa, tenant la clé de sa belle Audi baignant dans le ketchup. Kilian le regardait, dégoûté. « T’es vraiment bizarre, toi ! Tu veux du gel ?», lui dit le petit garçon de sa voix de vieux sage. « T’inquiètes pas, tout va bien. Je vais vite me laver les mains. Maman et Maywenn sont de retour ? ».

Emeline s’était repomponnée et fit de la place pour l’arrivée de enfants. « Oh merci, ma chérie ! Tu en veux une ? » lui demanda-t-elle en ouvrant son paquet de friandises. 

Le trajet se poursuivit sans encombre majeur, les ralentissements et accélérations faisant partie de la norme attendue. Dans une atmosphère sucrée et détendue, toute la famille sentait monter l’excitation des jeux de plage et guettait l’odeur de la mer. « Elle est là ! » fit soudain Maywenn qui avait entrevu un cordon de bleu. Simona sourit à son mari. L’arrivée prochaine semblait l’avoir métamorphosé. Il irradiait et semblait plus reposé qu’au départ. Ces vacances s’annonçaient sous de bons auspices. 

Leur hôtel familial n’était plus qu’à quelques rues. Des palmiers bordaient l’allée, la mer scintillait, l’heure du cocktail attendait ses touristes colorés. La voiture cossue s’engagea dans la cour intérieure du Villa Bilbao. Un bagagiste en livrée vint à leur rencontre, leur souhaita la bienvenue de son accent chantant. Simona comptait les valises, veilla sur son sac à main, replaça les sacs de plage et les parasols au fond du coffre. Les enfants couraient déjà, apercevant la piscine au fond du jardin. Benoît tenait la porte pour sa belle-mère qui prenait toujours son temps. Elle semblait chercher quelque chose. Elle devait encore avoir égaré sa tête. 

Elle regarda Benoît droit dans les yeux et dit :

« Je ne comprends pas, je ne trouve plus ma chaussure ! »

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