Minibreak

Après des semaines de minutes de manipulations pratiques autour de la machine à café, Lucien s’était élancé : il avait invité Marie à voir l’exposition Manet à Martigny. Elle l’avait toujours trouvé très quelconque mais lassée des plans Tinder sans atomes crochus ni avenir, elle s’était dit pourquoi pas. Enhardi par les courbes qui s’offraient à son regard, émoustillé par l’idée de la transposition dans la vraie vie du Déjeuner sur l’herbe, Lucien prit Marie par la taille, l’emmena par le chemin rêveur du parc des sculptures et l’embrassa tout au fond du jardin, devant le regard à jamais comique et médusé du Grand Assistant de Max Ernst. Il lui dit :

– Je monte à Verbier ce weekend, tu veux venir ? 

Sous emprise de l’art et du baiser, Marie entrevit la possibilité d’une retraite amoureuse de raffinement et d’air frais. Enfin un homme prévenant, qui anticipait ses besoins de romance et de luxe. Ils mangeraient, s’embrasseraient, skieraient un peu, juste assez pour s’ouvrir l’appétit devant un burger frites très haut et très cher. Ils chilleraient au soleil, le champagne coulerait à flots et la musique électronique entrainerait dans son mouvement perpétuel les skieurs en combinaisons techniques et les happy few en bottes fourrées et lunettes de star fraîchement débarqués de la télécabine pour voir et être vus. 

Le samedi matin, Lucien passa chercher Marie à l’aube. Il entassa rapidement ses sacs et ses skis dans son 4×4 et démarra. La route était longue derrière les touristes hollandais et allemands avec leurs coffres à snowboard semblables à des cercueils. Lucien conduisait en virages serrés ; ce n’était pas le moment de le déconcentrer. Après l’épreuve du parking, celle du matériel – chaussettes, chaussures, veste, cache-oreilles, casque, gants, bâtons – celle de l’abonnement, du passage au portique, de l’installations des skis à l’avant d’un cageot mouvant, l’effondrement sur le siège. Lucien restait stoïque, il avait l’habitude. Marie peinait, s’éparpillait. A peine sortie du vacarme brinquebalant de l’œuf, elle dut aller aux toilettes et répéter toutes les étapes.

Enfin les pistes s’ouvraient à eux. La montagne majestueuse allait accueillir en son sein tous ces Lilliputiens fluo qui la montaient et descendaient dans un bal de fourmis industrieuses. La volupté de la vitesse les happerait dans un instant. 

Une déconvenue les attendait : les canons à neige avaient été vandalisés par des activistes. La surface blanche retirait son offre capitaliste. En cette fin de matinée, la neige virait aux nuances de gris. 

– Mais c’est pas possible, c’t’affaire. Viens, on va plus haut.

Marie avait peur mais n’osait s’opposer à son collègue si sportif et sûr de lui. Il voulait montrer qu’il était l’homme fort au Mont-Fort. A près de 3000m, Marie prit le vent dans le visage comme des centaines d’épingles. La neige fouettait sur le tapis de bosses soustrait sous ses pieds. Il était trop tard pour renoncer.

La brutalité de la descente, la remontée sur chaque mur de neige, le vertige de chaque tranchée, la perte de contrôle, la chute, la perte d’un ski achevèrent de terroriser Marie qui ne pouvait se permettre de pleurer. Lucien lui ramena son ski et essaya tant bien que mal de lui servir de guide.

-Allez, skie dans mes traces. Vas-y !

Froide de sueur, Marie rejoignit le bas de la piste. L’adrénaline la tenait à peine debout.

-J’y retourne, dit-il. Au moins là on s’amuse.

Elle ne pouvait y croire. Il avait bien vu son désarroi, sa peur, toute l’énergie qu’elle avait dû mobiliser pour le suivre. Elle avait besoin de chaleur, de réconfort.

-Va boire un thé, je te rejoins, lui lança-t-il.

Marie se morfondit dans le coin d’un self, écrivant des messages, s’inquiétant que Lucien tarde à revenir. Deux heures plus tard, il surgit tout sourire :

-Tu t’es pas ennuyée ? J’ai rencontré un pote, on a fait quelques pistes mais après la liaison était en panne. Pas de pot !

Soulagée, Marie n’osa émettre un reproche. Ils avaient encore la soirée à passer ensemble. 

Après le verre au village, la douche et la raclette, Lucien éteignit les lumières :

-Il faut être en forme demain, et on va y aller tôt pour éviter les bouchons du retour.

Il embrassa Marie et se détourna. Elle resta encore longtemps les yeux ouverts dans le noir complet du chalet. 

Le lendemain, Lucien se leva en sifflotant et ouvrit les volets.

-Ahhh mais c’te journée, regarde ça !

Il avait miraculeusement neigé pendant la nuit et des diamants semblaient garnir chaque branche de la forêt toute proche. Le ski en couple avait encore toutes ses chances.

Lucien revêtit ses sous-vêtements thermiques et enfila un pull moulant en polaire. Marie cligna pour déchiffrer l’inscription. Résolue, elle sortit son portable et appela un taxi.

-Mais qu’est-ce que tu as ? Y en a plein qui considéreraient que c’est un honneur de skier avec moi. Tu veux vraiment partir ?

Marie lui désigna son maillot de corps.

-Oh, mais t’as vraiment pas d’humour !

-Si, mais je ne vais ni coucher, ni skier avec toi ! répondit-elle en se hâtant à rassembler ses affaires. Je rentre.

Lucien pensait déjà à l’appel de la piste, aux jumps du freeride et à la bière à l’apéro. Comme elles étaient compliquées ! Jamais contentes. Il se regarda dans le miroir et prit un selfie qu’il posta aussitôt. Le slogan de son pull remporta un vif succès en nombre d’émojis rieurs parmi la gent masculine. Il n’était pas question d’avoir honte du grand air, de la poudre, des vraies sensations, n’est-ce pas ? Just because I slept with you last night doesn’t mean I’ll ski with you today*. Rien de grave. 


©proposition d’écriture « développer une rencontre amoureuse avec un événement perturbateur »: Masterclass Eric-Emmanuel Schmitt – The Artist Academy

*existe

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