Être né en Suisse, y avoir fait toute sa scolarité, toute sa vie et ne pas l’être ? Cela signifie ne pas en être. Cela signifie être, même après 20 ans de sa propre vie, même après 40 ou 60 ans de vie familiale installée en Suisse, encore et toujours « locataire de ce pays » selon l’expression qu’a utilisée plusieurs fois Ada Marra lors de l’émission Infrarouge le 18 janvier 2017 pour dénoncer la façon dont peuvent être considérés ceux qui n’ont pas le passeport à croix blanche.
Cela m’a rappelé un extrait de La Conjuration de Catilina de l’historien romain Salluste dans lequel Cicéron – qui était alors consul et donc au service de sa patrie – fut harangué par Catilina qui venait certes d’une noble famille romaine mais était sur le point de mettre la ville de Rome à feu et à sang: sous prétexte que Cicéron n’était pas né à Rome mais à Arpinum, Catilina s’est permis de le traiter de inquilinus civis urbis Romae1, «citoyen locataire de la ville de Rome ». Le fait de ne pas y être né, de pouvoir être jugé comme « pas complètement romain », pouvait être utilisé comme insulte malgré son dévouement à la cité.
Que faut-il donc pour être suisse quand on est né en Suisse, qu’on y a fait sa scolarité, qu’on y a ses parents et grands-parents ?
Pourquoi la famille ne l’est-elle pas devenue avant ? Le jeune ne peut pas décider pour ses parents. Par contre ce jeune se retrouve un jour – avant même de parler de participation à la vie civique – devant des décisions qui l’excluent et des portes qui se ferment s’il n’est pas prêt à s’engager dans une démarche qui comprend des frais, du temps, une évaluation sur ce qu’il a en principe appris à l’école comme tous les élèves suisses et une exposition à des jugements pas forcément nécessaires.
Je suis la seule Suissesse de ma famille. J’ai bénéficié de toutes les possibilités d’éducation et d’épanouissement offertes par le système, le pays et ses habitants et ne me suis jamais sentie différente d’un « Suisse de souche » (en existait-il ?) dans des classes, des clubs et des quartiers qui offraient de toute façon et depuis toujours une mixité. Mais un jour, sportive « d’élite » dès l’enfance, j’aurais pu entrer dans le cadre national. Et là, tout à coup, c’était non. La Fédération a ses règles. Et ils ont pris celle qui était derrière moi en championnat suisse. Ma demande de naturalisation, avec demande de dérogation, seule à l’âge de 14 ans, n’est pas allée plus loin que le Canton. Une administration a entravé mes rêves.
J’ai donc continué comme avant. Et dix ans plus tard, quand il s’est agi d’être engagée à l’Etat, il était stipulé que les Suisses passent d’abord. Normal. Mais cette fois il était inadmissible pour moi d’être encore une fois inadmissible et j’ai entamé la procédure ordinaire. Devant la commission de naturalisation, je savais tout mais j’ai été questionnée jusqu’à ce que j’hésite une fraction de seconde :
« Où parle-t-on l’italien ?
–Au Tessin.
– Mais où encore ? … AUX GRISONS ! »
Evidemment que j’ai fait mon chemin et que je n’en porte pas (ou peu ?) de stigmates. Mais je me souviens quand même de ces moments-là, de ces moments où j’étais une étrangère alors que je n’ai rien connu d’autre que ce pays, avec son lac, ses montagnes, ses patinoires, ses traditions, sa façon d’être translangue, transculture, transethnie2, à la fois ancrée et ouverte, au point d’être même parfois sur-adaptée.
L’occasionnement d’un sentiment de rejet et d’exclusion n’aide pas à l’acceptation et à l’identification avec un pays. Au contraire elle provoque un éventuel repli sur des origines auxquelles on n’a qu’une fidélité familiale. Se sentir accepté permet de vivre plus sereinement sa double identité : celle du sol et celle de sa génétique qui ne s’entretient généralement que par le maintien d’une langue et d’une culture supplémentaire et qui se manifeste juste un peu plus bruyamment pendant les Coupes du Monde. D’une façon irrationnelle, je suis bien contente quand la Mannschaft gagne tout comme mes amis italiens, espagnols, portugais, français, serbes ou croates soutiennent « leur » équipe. Cela ne les empêche pas de tous soutenir les Suisses et leurs succès aussi.
A l’occasion de la votation concernant la naturalisation facilitée des étrangers de troisième génération, je soutiens le fait de maintenir un processus administratif qui fait état de la volonté de devenir suisse mais qui tend à en ôter l’aspect tracassier et inquisiteur pour des enfants et des jeunes de notre pays qui n’y peuvent rien d’être né quelque part, d’y avoir grandi et, qu’ils le reconnaissent ou non, d’en être les produits.
1. Mais, quand il se fut assis, Catilina, en homme qui avait pris ses dispositions pour tout cacher, baissa la tête et, d’une voix suppliante, demanda aux sénateurs de ne pas croire aveuglément tout ce qu’on racontait sur lui ; la famille à laquelle il appartenait, la vie qu’il avait menée depuis son adolescence lui donnaient le droit d’avoir les plus belles espérances ; il était peu croyable qu’un patricien comme lui, qui avait, comme ses ancêtres, fait tant de bien à la plèbe romaine, eût intérêt à ruiner la république, alors qu’il faudrait, pour la sauver, un Cicéron, citoyen locataire de la ville de Rome. A ces violences il ajouta d’autres calomnies, si bien que l’assemblée éclata en murmures et le traita d’ennemi public et de parricide. Alors furieux : « Puisqu’on m’attaque de toutes parts, s’écria-t-il, et que mes adversaires veulent me jeter au gouffre, j’éteindrai sous des ruines l’incendie qu’on allume contre moi. »
Salluste, La Conjuration de Catilina, 31
2. En Suisse, la diversité n’est pas une illusion, mais une réalité; quatre langues nationales, différentes religions, différentes cultures, différentes ethnies. La Suisse n’est pas monolangue, monoculture, monoethnie. Elle est translangue, transculture, transethnie. Le moins que l’on puisse dire est que la Suisse est un pays intéressant à la fois parce que ses citoyens et citoyennes participent directement au processus de prise de décision politique et parce que la Suisse est un modèle unique de fédération dans le contexte européen. La Suisse est une démocratie transnationale qui réussit malgré la diversité de ses langues, de ses ethnies et de ses cultures.
Micheline Calmy-Rey, Être suisse, l’Hebdo, 28.7.2016